Une image est toujours dans le désordre de son ordre.
Cette image, dont je vous parle qu’il faut imaginer, c’est la première image reçue, dans le désordre.
C’est un ordre du monde. C’est le monde. C’est l’or du monde.
Nous sommes des pics dans l’entropie au milieu du coquelicot infini de ce que l'on ne voit pas.
Avec sa canne, un homme titube dans les plans séparés de l’Histoire. Cet homme passe d’un espace à l’autre. Il sort de l’obscurité comme une lumière. Son bâton maintenant devient la lumière. Il est la lumière.
L’homme est fragmenté. Les temps l’éclairent. Les temps font de lui plusieurs hommmes. Il est assis sur un temps noir. Son épaule et son dos reposent sur le rouge d’un mur ou d’un drapeau.
Ses jambes et ses mains croisées sont dans la lumière. Il pense au temps. Il parle avec le temps/il est le temps.
Maintenant une femme est déformée par la matière. Elle dégage son épaule de la fracture des couleurs. Sa main et son avant-bras sont ceux d’une marionnette articulée.
Il pleut des ruptures et des architectures de couleur. Des mondes parallèles se croisent jusqu’à nous.
Réunifier la lumière dans ce que nous sommes est notre tâche de vivant.
Voici un bloc monolithique. Une glace grise s’étend à perte de vue. Elle ressemble aux yeux de l’homme dont je me souviens. A côté de lui un fruit de pierre coule.
Une verrière s’écroule sur nous, c’est celle du bonheur, sur nous, soudain sur nous.
Une palette de l’espérance comme des bifurcations de l’impossible qu’il faut choisir si on veut vivre le Possible.
Le dialogue est là.
Une femme, deux femmes parlent. Elles surgissent aussi de la couleur. L’Être humain est un enfant de la couleur. Le peintre est le père de la couleur. Sa mère est la mère de la couleur.
Un doigt levé dans un angle du tableau explique quelque chose que nous ne comprenons pas.
C’est la lumière qui parle.
Puis, un visage apparaît : infini, haché, immobilisé par le kaléidoscope ou le vitrail d’une église inversée.
Il nous regade. Le paysage nous regarde. Il nous fixe et nous parle. Le paysage est un oeil sur nous.
Nous sommes en deuil devant le massacre de Sabra et Chatila.
L’homme est juif et se bat devant la démesure du désespoir. Les corps sont coupés. Des bras passent d’un plan à l’autre puis coupent les plans qui le coupent. Nous-mêmes, nous sommes coupés.
Le peintre a déversé sa peinture dans le sang des opprimés. La peinture coule, ce n’est pas de la peinture, c’est du sang, entièrement du sang. Une sueur de l’histoire.
L’Intifada, la guerre des pierres. Ce peintre est une pierre. Il se bat.
Il ramasse aussi un corps dans le pétrole du Golfe.
Cet homme range sa peinture à côté des combats. Sa figuration explose au milieu des éléments du racisme ordinaire.
Au premier plan du tableau un homme fume. Il ne voit pas. Ni la peinture. Ni l’assassinat qui se déroule derrière lui. La fumée qui sort de sa bouche est celle du coup de revolver parce que sa bouche est aussi un revolver. Cette fumée est celle du fascisme invisible qu’évoque Pasolini. La fumée qui sort de la bouche est celle de la parole qui tue.
Le réfugié marche. C’est lui, accompagné d’une jeune femme aveugle. Dans la lumière fragmentée, le vieillard s’appuie sur l’avenir. Il titube dans la lumière. Il boit la lumière. Sa canne est un enfant. Les damnés de la terre marchent dans la nuit.
Avons-nous toujours perdu depuis nos mémoires de libération ? C’est la marche seule qui est notre espérance. On ne sait pas si on gagne ou si on perd dit le peintre, mais dire notre NON comme Primo Levi, dans le camps de concentration, est l’affirmation de notre présence transformée en espérance infine.
La peinture d’Alex Fischman est celle d’un amour de l’humanité, de ses enfants, de celle qui allumait le feu avec lui dans sa maison de Fons.
Le quotidien de la lumière dans les temps de l’obscurité et des fausses croyances est notre raison d’exister.
La peinture d’Alex Fischman est celle des passages. Passage de la raison à l’inconnu de l’espérance. Passage du coeur à la main. Passage de l’hospitalité de sa maison à la maison des peuples. Passage de l’amour à l’amour avec celle qui a partagé sa main.
Avec leurs mains qui ont su me donner la main, il y a bien longtemps, lorsque j’écrivais les poèmes de l’EMEUTE, j’écris ces lignes.
Quelque part dans les dimensions que nous ne connaissons pas, la peinture continue à peindre. Elle continue à peindre un peintre qui mélange ses couleurs dans la grande affirmation des lignes qui nous traversent ».
Serge PEY, le 2 juillet 2008